vendredi 6 février 2009

Quelques impressions et physiologies bibliophiles lors de la vente des livres de M. Jacques-Charles Brunet, l'auteur du célèbre Manuel (1868)



Page de titre du célèbre Manuel, qui n'est cependant pas sans erreurs...


Voici relevée dans les vieux textes poussiéreux des analyses des belles ventes de livres, quelques impressions sur les acheteurs, bibliophiles et bibliomanes, présents à la première vente Brunet, en 1868.

"Le récit détaillé de cette vente rapide de la première partie mérite à tous égards de figurer dans ce Recueil, car cette vente restera longtemps présente à la mémoire de tous les bibliophiles, de tous ceux qui sont atteints plus ou moins de cette maladie morale, mais nullement mortelle, connue sous le nom de bibliomanie. Pendant cinq jours de cette mémorable semaine, il m'a été facile d'observer des cas certains de cette maladie, qui se sont manifestés devant moi à un degré plus ou moins grand, toujours sous les dehors de la plus exquise politesse.

J'ai pu considérer à loisir le bibliophile satisfait, heureux et fier de couvrir de pièces d'or de tout petits volumes, assis à côté du bibliophile malheureux, toujours triste, traitant de fou enragé son voisin et mettant, par les soins d'un libraire inconnu, des enchères contre cet autre fou plus naïf. J'ai pu voir le visage épanoui de certains bibliomanes causant avec moi gaiement ; puis, à l'audition de quelques enchères très-élevées, j'ai contemplé ce même visage qui changeait tout à coup, s'assombrissait, s'égayait, se rembrunissait, et enfin se tranquillisait après que le porteur de ce visage avait entendu proclamer le nom du libraire qu'il avait chargé de ses commissions. Si je ne craignais d'être diffus, je pourrais facilement raconter des petits drames, ou plutôt des comédies, dont les acteurs jouaient devant moi leurs rôles bien naturellement.

Ce n'est pas sans une grande satisfaction que j'ai vu les livres de M. Brunet, couverts de vieilles reliures si bien conservées, payés cinq fois, que dis-je? vingt fois plus que leur possesseur ne les avait achetés. J'étais bien désintéressé dans cette lutte ; autrement je n'aurais pas été aussi tranquille peut-être ! Je me disais que parmi les heureux du siècle, parmi ceux que la fortune a comblés de ses faveurs, il se trouve encore quelques hommes épris du sentiment du beau, qui font une large part à une passion honnête et délicate. Aucun mouvement de jalousie n'est venu gâter la satisfaction que j'éprouvais, et je puis répéter avec le bibliophile dont j'ai cité quelques mots au commencement de cet article, bibliophile aussi fin d'esprit que noble dans tous les sentiments qui l'animent ; qui n'a rapporté, comme moi, qu'un beau et bon livre de cette vente, livre qui ne lui a pas coûté cher:

« Je crois, Dieu me pardonne, que je prends quelque chose du ton et de l'humeur de Juvénal, dit encore M. S. de Sacy ; non, mes chers confrères, dans l'aimable goût des beaux livres, je n'ai pour vous, croyez-le bien, qu'une affectueuse sympathie et une estime sincère. Je vous honore, je vous aime, je vous sais gré d'une passion qui prend sa source dans l'amour des lettres, ce noble amour, le signe infaillible d'une âme élevée. Même lorsque cette passion s'écarte un peu trop de son origine et s'arrête sur le dehors, c'est encore, c'est toujours l'amour du beau, la recherche de l'élégant, du rare, du distingué. Ces livres, vous les conservez par le prix même que vous leur donnez ; vous en faites des bijoux, des pierres précieuses, une richesse qui ne se détruit plus. De vos mains ils passeront dans d'autres mains, aussi purs, aussi frais qu'ils sont aujourd'hui ; car il est vrai qu'il ne faut guère les lire pour ne pas les faner et leur ôter cet air de jeunesse qui fait une partie considérable de leur valeur. Mon Dieu ! tant de gens ont des livres qui ne valent pas les vôtres et les lisent encore moins ! Leurs bibliothèques offrent je ne sais quoi de morne et d'abandonné dans leur aspect, qui fait peine à voir, tandis que les vôtres brillent toujours aux yeux d'un gai rayon de lumière comme la fleur qui s'épanouit dans les champs, comme le diamant qui lance ses feux sur un joli front. Si vous ne les lisez pas, ces précieux exemplaires, vous les regardez avec bonheur, vous les montrez avec orgueil. Et qu'un jour la fortune, ce qu'à Dieu ne plaise, vous soit défavorable, ils vous deviendront une ressource précieuse après vous avoir été un plaisir délicat de tous les jours ; votre famille, qui blâmait peut-être votre prodigalité, retrouvera un trésor dans ces pauvres livres, qu'on regardait comme le plus inutile et le plus vain des luxes ! Qui n'a pas un goût ? Revendez donc, au jour de la nécessité, des meubles, des équipages, une maison de campagne ! Regagnez l'argent que vous avez perdu au jeu ou dans de fausses spéculations ! Les livres restent. Chacun jouit des siens à sa manière. S'il y a des infidèles ou des malheureux qui vendent les leurs, il y aura toujours des riches et des heureux pour les acheter. »

(...)

Extrait du Bibliophile français, p. 121-122. Tome I, 1868.

Bonne journée,
Bertrand

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