lundi 1 décembre 2008

Bouquinistes et Bouquineurs : La vie des quais à Paris pendant la première guerre mondiale (1914-1918)



Illustration par Albert Robida pour cet article (p. 106)


Voici quelques lignes extraites des propos d’un bouquiniste des quais de Paris qui nous donnent quelques éclairages sur quelques moments du livre et de la bouquinerie pendant la première guerre mondiale. Toujours très intéressant dans son propos, Charles Dodeman notait dans son journal :

« Samedi 1er août 1914 – (…) Les collectionneurs que la mobilisation n’atteint pas viennent néanmoins faire aux boîtes leur visite quotidienne. Les peuples peuvent s’entrechoquer, cherche à se faire disparaître l’un l’autre de la surface du globe, impavidement, le collectionneur poursuit son œuvres conservatrice : il collectionne. (…) 5 août – Un bouquineur passe et montre, avec fierté, son bras orné d’un brassard bleu. Un autre arrive, saisit le bouquiniste par un bouton de son habit et lui récite, à brûle pourpoint, sur la guerre, une centaine de vers à mille pattes, pompeux et solennels comme un régiment de gardes françaises à la parade. (…) Les jeunes gens demandent des dictionnaires français-allemands, des cartes d’Allemagne. On est sûr d’y aller. Il pleut. Les amateurs de livres et de médailles réapparaissent. La vie continue. (…) On voit des espions partout. (…) 10 août – (…) Impossible d’aller se ravitailler aux marchés aux puces de la banlieue, faute d’autobus. – Voyez-vous ça ! cette immense guerre qui trouble un pauvre petit bouquiniste des quais dans son commerce. – C’est effrayant. 15 août – Il fait très chaud. Le quai est presque désert. 23 août – le quai est tranquille, morne selon la norme en temps de canicule. Le dimanche, parmi les promeneurs, on entend parler toutes les langues, sauf le français. C’est étrange. 25 août – Recettes maigres, très maigres. Elles vont de quinze sous à trois francs, quand elles y vont. 3 septembre – (…) Il en est arrivé une bonne à trois bouquinistes. Partis pour visiter le champ de bataille de la Marne, on les y a retenus et très aimablement priés d’enterrer les morts. (…) De temps à autre on a de petites émotions. C’est une batterie de 75, froids élégants, rageurs, cruels, qui défile au pas, tandis que bouquinistes et passants échangent leurs impressions. (…) Et tandis que les aéroplanes montent la garde dans le ciel, tandis que les blessés touchants, mais heureux d’en être sortis, se croisent avec les nouveaux promus justement fiers de leurs galons glorieusement gagnés ; cependant que le stratège ou le diplomate, avouant enfin n’y plus rien comprendre, ne tourmentent plus le bibliopole de leurs divagations, le bouquineur, le numismate, le philatéliste, abeilles ou fourmis, s’en vont furetant le long des quais, et leur front se plisse et leurs poings se crispent et leurs yeux lancent des éclairs. – Alors, vous n’avez rien ?... Vous êtes sûr ? – Rien, répond le bouquiniste avec un geste de découragement et d’impuissance. Le Moratorium des loyers fait qu’il n’y a pas de déménagement. En second lieu, soit que cela représente pour elle un souvenir sacré, soit que son esprit d’économie la porte naturellement à conserver davantage, la femme ne vend ni les livres ni les monnaies du mari qui se trouve au front. De là la pénurie de choses nouvelles. (…) Trois ans et demi se sont écoulés. Mars 1918 – Les allemands ont inventé un canon à grande portée. Ils bombardent Paris. Tapi sous l’auvent de ses boîtes, comme l’autruche, le nez dans un buisson, le bouquiniste se rassure. Des bouquineurs passent. (…) le lendemain matin, le bombardement recommence. 14 avril – On fuit. Les maisons se vident. Les bouquinistes qui ont un petit wigwam à la campagne suivent le mouvement. Désert et solitude. (…) les petits tanks Renault passent, se hâtent vers le front. (…) le bouquiniste en compte quarante dans une matinée. Cela l’intéresse décidément plus que les bouquins. Une marchande de gravures du quai Malaquais, Mme Ledoux, a été tuée, la nuit, sur le pont des Arts, par un obus français. Son fils a été blessé. Ils regardaient le feu d’artifice. Nombre de bouquinistes ont perdu leur fils à la guerre. Mouazé, Mme Louis, Mme François… Et toujours pas de bouquins ! Le papier est à soixante-cinq francs les cent kilos depuis des mois, les gens préfèrent vendre ce qu’ils ont, au poids. Evidemment, d’invendables et pesants rossignols in-folios d’une valeur bouquinistique de dix sous, valent à la pesée jusqu’à trois ou quatre francs ! A côté de cela, des chineurs ont rapporté des mairies des volumes dépareillés d’ouvrages du dix-huitième, à estimer leur pesant d’or s’ils avaient été complets. Les boîtes sont vides et misérables. Du monde, de moins en moins… la vente est nulle… Seuls quelques soldats rompus au danger achètent des livres d’études. Et voilà la contre-offensive… De jour en jour, l’air devient moins pesant. Les quais se repeuplent. Les étalages fermés s’ouvrent. Les bouquineurs réapparaissent. (…) Après la guerre… Après la guerre… M. Georges Cain passe, tout ému. L’armistice est signé. Décembre 1918. La vie des quais continue, minuscule, paisible, souriante. »

Extrait de Charles Dodeman, Le long des quais, bouquinistes, bouquineurs, bouquins. Ed. Gallus, s.d. (1920). pp. 103-112.

Cet article est dédié à la mémoire de mon arrière-grand-père mort au combat fin octobre 1918. Il n’avait pas eu, je crois, le loisir d’être ou de devenir bibliophile.

Amitiés,
Bertrand

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